DANS LA GROTTE DES PIGEONS À CONSTANTINE
Un certain nombre de poteries ont été trouvées, à Constantine, dans la Grotte de Pigeons, lors des fouilles que M. Debruge y a entreprises. Elles peuvent être classées en trois familles assez nettement individualisées.
La première de ces familles, la plus nombreuse, comprend des pièces de factures fortes grossières, modelées à la main. La terre en est rose, parfois assez profondément colorée en noir, sans doute par suite d’accidents de cuisson, comme la projection de fumées résineuses. Les parois en ont été lissées à l’aide du galet ou de la palette de bois, l’estèque rudimentaire encore en usage chez les femmes berbères, qui fabriquent des poteries analogues. Il n’est pas difficile de reconstituer les formes probables de ces vases: ce sont de petites jarres et des plats.
Les jarres pouvaient avoir de 30 à 35 centimètres de hauteur et 28 centimètres d’ouverture. L’une d’elles n’est pas lissée intérieurement. L’épaisseur des parois mesurait environ 10 millimètres.
Les plats, dont l’épaisseur moyenne est de 12 millimètres, sont faits d’une terre beaucoup plus mélangée d’impuretés que les jarres. La hauteur de ces récipients varie de 67 à 73 millimètres. Le diamètre peut mesurer de 212 à 310 et atteint même 360 millimètres. Tous ont un rebord vertical ou peu incliné de 30 à 45 millimètres. L’intérieur de plusieurs de ces plats se creuse en coupe, tandis que le galbe extérieur affecte une forme conique faisant un angle avec le rebord droit.
Il n’y a pas de différence sensible comme épaisseur des parois, comme impureté de la terre et comme cuisson, entre cette première famille et la seconde, qui comprend des poteries peintes en rouge sur un engobe blanchâtre. Nous les avons reproduites à la planche 1. Ce sont : Un grand plat (A.) dont l’intérieur, en forme de coupe, mesure environ 60 millimètres de profondeur et 340 millimètres de diamètre. A l’extérieur, il présente des bords droits et obliques. Un marli horizontal de 30 millimètres de large entoure le rebord saillant de la coupe. Une tubulure formant relief sur le pourtour du marli ‘débouche à l’intérieur du plat. Il devait exister deux ou trois autres appendices perforés de même nature; ils pouvaient servir à soulever le plat en introduisant un doigt dans chacun d’eux (le conduit a environ 19 millimètres de diamètre à son orifice supérieur) ou plutôt à le suspendre au moyen d’une corde. Des vases pourvus d’anses funiculairee analogues ont été signalés, notamment dans la province de Reggio, et attribués à l’âge du bronze (1).
Le rebord saillant de la coupe est peint intérieurement d’une zone de 20 millimètres de large. Le marli horizontal est décoré: 10 de grands triangles à quadrillages et à damiers séparés entre eux par des sortes de petites palmettes à trois lobes; 2° d’une zone de lignes brisées enveloppant l’anse funiculaire; 3° cette zone est flanquée de bandes rayonnant du bord de la coupe, qui sont meublées de motifs triangulaires ou losangés et sont bordées de crochets.
Un fragment de plat (B), dont le marli est orné de grands triangles et de bandes rectangulaires rayonnant vers le centre. Les triangles circonscrits par trois traits sont meublés de damiers; les bandes rectangulaires portent un décor de losanges. Une bande grossièrement peinte borde l’intérieur du plat, le long du marli.
La base d’un petit pot (C) décoré de deux bandes larges très irrégulières et d’une zone à quadrillage sans doute inscrit dans des denticules triangulaires.
La partie inférieure de la panse d’un vase (D). La base, qui formait sans doute un pied circulaire, paraît s’être décollée. Le décor commence à 40 millimètres de cette base; il est formé 10 d’une large bande très irrégulièrement tracée; 20 d’une zone ornée de portions rectangulaires que meublent des damiers et des rectangles plus petits garnis de décors en losanges. Sur cette zone s’appuient de grands triangles circonscrits de plusieurs traits et meublés de damiers.
Le rebord d’un petit plat creux (E) entièrement recouvert d’un ton rouge. Cette couverte mate a été lissée avec un morceau de bois ou un galet qui lui a donné par places un certain poli.
L’analogie est frappante entre le style et la facture de ces décors monochromes et celui des poteries encore fabriquées par les femmes indigènes de Berbérie et connues sous le nom de poteries kabyles. J’ai rappelé, dans une notice antérieure (2), les caractères de cette céramique primitive d’après M. Van Gennep, qui leur a consacré une intéressante étude(3); il s’agissait de deux vases, dont l’un décoré, trouvés dans une autre excavation du rocher constantinois. Les fragments de la Grotte des Figeons nous apportent de nouveaux éléments de décor et ils sont peints, non plus en noir, mais en rouge. Toutefois, le style est bien de même famille que celui du vase précédemment décrit: les grands triangles enveloppants et les damiers se retrouvent dans les uns et dans l’autre. Il serait de même aisé de signaler des motifs de nos poteries dans les produits modernes de diverses régions des Kabylies, Taourirt-Amokrane, Sidi- Aïch ou Philippeville. A un tout autre genre appartiennent les poteries de la troisième famille, reproduite dans notre planche II. Celles-ci sont des pièces tournées, qui n’ont vraisemblablement pas été créées dans le pays où nous les trouvons et qui furent sans doute importées d’outre-mer. Elles sont au nombre de cinq (4).
Un pot (B) à col large, couronné d’un rebord aplati, mesurant 110 millimètres de haut et 110 de large. Une anse en anneau est appliquée contre le col. La terre est grise; la partie supérieure paraît avoir été peinte d’un ton rouge. Cette pièce, qui peut remonter au IVe siècle avant J.-C., ne saurait être considérée comme postérieure au IIe siècle avant l’ère chrétienne.
Un vase (C) à panse large, (105 millimètres sur 165 environ de hauteur) portant sur un pied étroit et dont l’épaulement conique se termine par un bord aplati. Il était muni d’une anse. La terre grise, dont l’aspect rappelle celui du grès, disparaît entièrement à l’extérieur sous une couverte d’un noir mat. Des vases de forme analogue, mais en terre jaune sans couverte, ont été trouvés dans la nécropole punique de Gouraya (5). Celui qui nous occupe peut dater du Ile siècle avant notre ère.
Un flacon (A) à col droit, muni d’une anse et ayant 160 millimètres de haut sur 70 de large. La terre est rose clair. Il est assez difficile de fixer à ce vase un âge précis. Des pièces de forme assez analogue ont été trouvées dans la nécropole punique de Gouraya. Celle-ci a pu être fabriquée de l’an 200 avant J.-C. à l’an 100 après.
Un fragment d’assiette (D) en terre rouge, de 190 millimètres de diamètre. Le centre est creusé en cupule, large de 45 millimètres et profonde de 11 millimètres. Une cannelure légère circonscrit la cupule; une autre est tracée le long du bord de l’assiette. Des pièces assez semblables ont été mises au jour à Gouraya. Celle-ci peut dater des deux derniers siècles avant notre ère ou des deux siècles suivants.
Un fragment d’assiette plate, qui devait mesurer 207 millimètres de diamètre. La terre rose, assez mélangée d’impuretés et qui paraît avoir été enduite d’un engobe verdâtre, était en partie couverte au pinceau d’un ton brun foncé, qui a formé des coulures au-dessous. Cette pièce peut avoir été fabriquée au cours du siècle qui précède ou de celui qui suit le début de l’ère chrétienne.
Ces pièces tournées ne nous fournissent pas, cela va sans dire, des renseignements bien inédits sur la céramique importée en pays berbère pendant l’antiquité; mais ils offrent l’avantage de nous aider à connaître l’âge probable des poteries qui voisinent avec elles et l’époque où la Grotte servit aux inhumations.
Malheureusement, les indications chronologiques qu’on en peut tirer restent assez imprécises; ou plutôt rien ne prouve qu’il y ait là des œuvres d’une seule et même époque. Ces vases peuvent être de deux ou trois âges différents, allant du IVe siècle avant J.-C., jusqu’à la fin du IIe après. Toutefois, la comparaison du terminus a quo et du terminus ad quem, ainsi que nous les avons établis pour chacune d’elles, montrent que l’idée d’un synchronisme n’est pas nécessairement à rejeter. Toutes ont pu, à la rigueur, voir le jour aux environs de l’année 100 avant J.-C., c’est-à dire un demi-siècle avant la prise de possession de Cirta par les Romains.
Cette trouvaille nous confirme l’ancienneté de la poterie dite kabyle dans la région. Le vase précédemment découvert dans une autre excavation du rocher de Constantine, qui, vraisemblablement, servait aussi de tombeau, remontait, d’après nos conjectures, au IVe ou IIIe siècle avant J.-C. On est autorisé à croire presque aussi vieux ces nouveaux fragments de même style, et qui ne se distinguent du premier que par la couleur du décor. IIe ne peuvent, en tous cas, être postérieurs au Ile siècle de notre ère.
Sur cette fabrication, sur les éléments du décor et la forme des pièces, les fouilles de la Grotte des Pigeons nous apportent des documents nouveaux; elles nous aident à mieux connaître les origines de cette industrie naguère si mystérieuses.
Nous avons vu qu’à part l’emploi de l’engobe et de l’ornementation peinte, ces poteries du genre kabyle ne se distinguaient pas sensiblement des grands plats et des jarres du premier groupe. Les mêmes ouvriers ont pu fabriquer les uns et les autres.
GEORGES MARÇAIS
- Cf. Guebhard, L’anse funiculaire, ap. Mém. de la Soc. préhistorique française, t. Il, 1912, pl. 2, n’ 5.
- Notice sur deux vases trouvée à Constantine, ap. Rec, des Not. et Mem, de la Soc. archéol, de Constantine, 1913, pp. 176 S5.
- A. Van Gennep, Etudes d’ethnographie algérienne, tiré Il. part de la Revue d’ethnographie et de sociologie, Paris, 1911, pp. 13-67,
- Je dois les indications les plus précieuses relatives Il ces poteries Il l’amitié de M. Gsell, dont on sait la compétence en pareille matière.
- Cf. St. Gsell, Fouilles de Gourasja (Sépultures puniques de la côte algérienne). – Publications de l’Association histoire. de l’Afrique du Nord, IV, Paris, 1903,51 p. Les objets trouvés par MM. Gsell et Wierzejski sont actuellement au Musée de Mustapha-Alger.
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